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L’Événement du jeudi
12 mars 1987


Pierre Desproges


sa «Chronique de la haine ordinaire», c’est-à-dire ce qu’il avait sur le cœur : le ballonnement de Dieu, soigné par tonton Sigmund. Le fil rouge qui se met en vrille des portions de crème de gruyère. Desproges s’énervait quotidiennement et à heure fixe sur 1 700 mètres grandes ondes, et nous on se fendait la pêche, sauf ceux qui détestent mais écoutaient quand même parce que ça fait circuler le sang et que c’est tellement exquis d’écrire des lettres à la direction en commençant par : « Moi qui paie ma taxe… » Et puis, ça été supprimé, voilà, voilà, on a quoi pour le remplacer ? Je ne veux pas le savoir.

Odile Grand
Tous les soirs sur Inter, un peu avant 19 heures, ça commençait par «la,la,la, la comédie d’un jour» du grand Paolo Conte, puis Desproges balançait

Le Monde
05 Février 1986

M.Cyclopède est de retour. Plus nécessaire que jamais. Et pour cinq minutes au lieu d’une. Pas à la télé, mais à la radio. On l’entendra tous les soirs de la semaine sur France-Inter, juste avant les informations de 19 heures, pour une « chronique de la haine ordinaire », qu’il annonce déjà comme « une longue plainte désenchantée ».
Personne n’est indifférent à l’humour de Pierre Desproges. Mélange d’humour noir, grinçant, et de « non-sens » à la Lewis Carroll. Les gens adoraient ou détestaient « la minute nécessaire de M. Cyclopède », sur FR 3. Elle divisait les Français en deux –pire que les Shadoks !—d’un côté, « les imbéciles qui aiment, de l’autre, les imbéciles qui détestent », pour citer Desproges, qui était agressé dans la rue ou interrogé sentencieusement sur « l’utilité » de son émission.
En avant-goût à ce festin quotidien, nous avons pu savourer un hors-d’œuvre sur FR 3 lundi soir. Unique invité de Jérôme Garcin à son émission littéraire « boîte aux lettres », Pierre Desproges s’en est donné à cœur joie. Méchant au point de frôler la diffamation —il a traité Patrick Sabatier de « mongolien », Maurice Druon de « grenouille » et Julio Iglésias d’ « herpès qui gratte », - il s’est défini « d’abord comme un journaliste de plume », un « écriveur plutôt qu’un écrivain, car ce dernier est à la fois pompeux et trop restrictif ».
Car - on a tendance à l’oublier - Desproges a écrit quatre livres, dont un roman, les Femmes qui tombent. (Il vient de paraître au Seuil).

« J’ai toujours graphité dans les coins », raconte-t-il, en reconnaissant une dette à Marcel Aymé, à Alexandre Vialatte, qu’il a « découvert dans des toilettes d’Epinal », et à Kafka, qui avait « un effarement de l’absurde - s’avoue « hystériquement individualiste » - on a passé des extraits de ses succès passés. Deux interviews désopilantes, lorsqu’il était au « Petit Rapporteur » : une avec Françoise Sagan, à qui il demandait « du tilleul, avec des mouillettes », l’autre avec Jean-Edern Hallier, désarçonné pour une fois de se trouver en face de plus fou que lui… Et puis on a entendu des témoignages, tel celui de Jacques Martin, qui l’avait lancé, le qualifiant de « garçon inattendu » promu à un avenir de « grand humoriste, une fois perdue sa méchanceté de surface ».
Méchanceté ? Plutôt un humour à froid, qui déroute, à la Buster Keaton. « J’ai le goût du bide », dito , en rappelant comment il avait « glacé deux mille personnes au Québec ». Lui qui a travaillé à l’Aurore, est-il un humoriste de droite ? « Les deux choses que je hais le plus au monde, répond-il, sont la droite et la gauche. » « De toute façon, conclut-il, qu’on soit de gauche ou de droite, on est toujours hémiplégique ! » Étonnant, non ?

Alain Woodrow